Les formats non conventionnels des couples de jeunes soulagent-ils la corrosivité des brûlures sentimentales ?

Dans nos sociétés occidentales modernes, la remise en question du couple traditionnel est de plus en plus courante, même s’il est important de rappeler que l’exclusivité et l’union d’un homme et d’une femme restent encore la norme sociale dominante. En 2005, Butler est le premier à employer le concept de l’« hétéronormativité » pour dénoncer l’injonction de l’ « ordre hétérosexuel » et du format typique des couples. Mais cet anti-conventionnalisme ne se limite pas aux écrits sociologiques. L’ère du numérique a facilité la prolifération de témoignages sur les manières différenciées des individus à concevoir et à vivre l’amour, ce sentiment vif et universel, tant espéré mais également tant appréhendé.

   Polyamour, polygamie, libertinage, hiérarchie relationnelle ou anarchie relationnelle pure et parfaite, « trouple » ou couple libre…Il semble exister autant de formats de relations qu’il existe de manières de percevoir sa sexualité ou d’individus concernés. Mais qu’est-ce que cache réellement ces termes ? Sont-ils les révélateurs d’un « mal du siècle », qui pousserait à une remise en question perpétuelle des schèmes établis, à cette injonction au plaisir et à la productivité ? Ces pratiques sont-elles le signe de la mouvance de la société et d’une libéralisation des mœurs ou bien s’agit-il seulement d’une facilitation de la parole ?

   Avec la longévité qui augmente parallèlement au niveau de vie, la difficulté de former un couple stable et heureux paraît complexifiée. L’ouverture sexuelle serait-elle une alternative préférable ou ne serait-elle pas plutôt la signification d’une angoisse profonde et grandissante, la peur de l’engagement, maintenant que le mariage est bien moins contraint ?

   C’est ce que j’ai cherché à découvrir, en recueillant le témoignage de trois personnes : la première, un « anarchique relationnel », polygame et polyamoureux, enchaînant les relations comme un barman enchaîne ses tournées. Le second, en relation libre, à l’amour exclusif mais aux sentiments pouvant être partagés avec une tierce personne. Et la troisième, en couple traditionnel, hétérosexuel monogame et exclusif.

   Les trois entretiens menés concernent des individus de dix-neuf ans et ne sont pas représentatifs de la population globale mais ils tendent à éclairer le spectre de ces pratiques obscures.

   Le premier fut écrit et mené de manière informelle avec un « anarchique relationnel », entretenant    des relations sexuelles, amoureuses et/ou sentimentales avec plusieurs personnes, principalement du sexe opposé. Dans ces quelques lignes, il évoque son quotidien et le confort que lui permettrait ce type de relations, moins « stricte » selon ses termes. A la question autour de la pérennité d’une multiplication des relations, il répond :

 « – (…) ça ne va pas changer, parce que j’aime vivre des choses avec plusieurs personnes, je ne me sens pas de me mettre dans une relation unique (…) Y’a pas de mieux ou de moins bien, c’est toujours différent de vivre des choses avec quelqu’un (…) Je sais pas si c’est une solution pour le long terme, mais pour l’instant c’est ce qui me convient (…) Je ne me sens pas à ma place dans une relation stricte (…)

 –  T’es jamais jaloux ?

–  Pas trop…et quand je le suis un peu, je trouve que ça me donne encore plus de désir envers l’autre (…) Je pense que quand on aime quelque chose, on aime le partager et j’aime bien savoir que mes « partenaires » prennent du plaisir ailleurs (…) c’est pas un concours ».

   Son pilier ne serait pas l’attachement réciproque à une personne unique, qui pourrait combler un manque affectif et soulager des failles internes, mais la liberté, capitale. Il ne projette pas d’avoir des enfants et entend poursuivre sa vie de la même façon. Ce type de comportement quoique relativement marginal, est typique de l’adolescence : la difficulté de projection d’avenir lorsqu’on ne sait pas qui on est et que notre identité est fragilisée.

   Le second entretien fut réalisé avec un jeune homme de dix-neuf ans, en couple depuis presque un an, qui conteste l’ethnocentrisme et la normativité des relations sentimentales :

   « Je me suis mis en couple avec X. Relation exclusive. Après discussions, on s’est tous les deux rendus compte qu’on n’arrivait pas à trouver du sens à la monogamie et que ça ne nous posait pas de soucis d’être libres ».

   Mais la liberté fluctue selon les angoisses et les désirs de chacun. Si l’un des deux du couple ne trouve plus de sens à la polygamie, la relation redevient exclusive pour un temps. La monogamie signifierait une relation sexuelle et/ou sentimentale avec une seule autre personne, contrairement à la polygamie, qui en suppose plusieurs.

   Néanmoins, cet anonyme trouve nécessaire d’accorder une plus large importance à une personne. Il serait l’illustration d’une forme de hiérarchisation relationnelle :

   « Ma relation avec X est prioritaire sur tout. Mais je peux construire autour des amitiés incluant potentiellement une forme de sentimentalité (…) Faire fonctionner une relation amoureuse est tellement d’investissement que je ne peux avoir une relation qui passe au-dessus de tout (dans le cadre où je suis en couple (…). »

   Cette hiérarchisation pourrait se poursuivre avec les liens subsidiaires entretenus avec les autres personnes, de l’ordre du sentiment, plus rare, ou de la sexualité, où l’anarchie est plus de mise.

   Se revendiquant bisexuel, il aborde la distinction des comportements des genres masculin et féminin, le premier, qui transgresserait davantage les propres normes établies avec ses partenaires :

   « J’ai rarement trouvé des mecs fiables qui étaient sur des modèles de liberté. Genre j’ai vu beaucoup de cas de mecs qui abusaient. Et ça m’embête doublement : je veux pas fréquenter des mecs pas honnêtes ET j’ai peur de reproduire ça aussi ».

   Le dernier entretien, cette fois-ci oral, fut mené avec une jeune femme en couple depuis deux ans avec garçon d’un âge proche. Trouvant du sens à la monogamie, elle dit se complaire dans sa relation exclusive. Le sentiment d’enfermement ne semble pas ressenti. Serait-ce le signe d’une plus grande maturité de l’esprit de cette jeune fille en particulier, ou traduit-elle la différenciation d’aptitudes et/ou de volonté entre le genre masculin et féminin, en particulier dans la jeunesse, de s’engager ? Pourtant selon des études statistiques récentes issues notamment de la chaîne YouTube d’Unmissabl, bien que quelque peu contestables dans leur réalisation, les hommes âgés de vingt ans environ ont tendance à préférer une sexualité avec amour, et exclusive, et non un enchaînement de relations, pouvant être destructeurs.

   Ainsi l’entrée dans la sphère publique de témoignages de ces pratiques anti-conventionnelles semble diminuer les diktats de l’hétéronormativité et augmenter la liberté des acteurs, et peut-être, par un lien de causalité, accroître le nombre de ces pratiques « déviantes ».

   Toutefois, typiques de l’adolescence, elles constituent également une manière de se protéger de ses désirs, de soi-même, ainsi que de ses angoisses, par la diversification des relations et un moindre « lâcher prise » de soi, même si la hiérarchie relationnelle, dans le cadre du polyamour, demanderait une importance accrue à la communication du couple de base.

   Face à ce constat, les contusions de ces brûlures sentimentales ne sont pas près de se résorber, du moins pas dans la facilité.

Anna Jung.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *